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Omar Khayyam

Le Rubayat – Omar Khayyam
Omar Khayyam était un géomètre, philosophe, mathématicien et poète musulman dont les quatrains retracent un mode de vie jovial, jouissif, libéral et libertin en contraste avec sa religion et son époque (XV éme siècle).

Pour savourer le diaporama de ses robayats, ici chantés par Oum Khalthoum. Au démarrage écoutez le morceau de musique initial jusqu’au bout, puis Oum Khalthoum.


I
Tout le monde sait que je n’ai jamais murmuré la moindre prière. Tout le monde sait aussi que je n’ai jamais essayé de dissimuler mes défauts. J’ignore s’il existe une Justice et une Miséricorde… Cependant, j’ai confiance, car j’ai toujours été sincère.

II
Que vaut-il mieux? S’asseoir dans une taverne, puis faire son examen de conscience, ou se prosterner dans une mosquée, l’âme close? Je ne me préoccupe pas de savoir si nous avons un Maître et ce qu’il fera de moi, le cas échéant.

III
Considère avec indulgence les hommes qui s’enivrent. Dis-toi que tu as d’autres défauts. Si tu veux connaître la paix, la sérénité, penche-toi sur les déshérités de la vie, sur les humbles qui gémissent dans l’infortune, et tu te trouveras heureux.

IV
Fais en sorte que ton prochain n’ait pas à souffrir de ta sagesse. Domine-toi toujours. Ne t’abandonne jamais à la colère. Si tu veux t’acheminer vers la paix définitive, souris au Destin qui te frappe, et ne frappe personne.

V
Puisque tu ignores ce que te réserve demain, efforce-toi d’être heureux aujourd’hui. Prends une urne de vin, va t’asseoir au clair de lune, et bois, en te disant que la lune te cherchera peut-être vainement, demain.

VI
Le Koran, ce Livre suprême, les hommes le lisent quelquefois, mais, qui s’en délecte chaque jour? Sur le bord de toutes les coupes pleines de vin est ciselée une secrète maxime de sagesse que nous sommes bien obligés de savourer.

VII
Notre trésor? Le vin. Notre palais? La taverne. Nos compagnes fidèles? La soif et l’ivresse. Nous ignorons l’inquiétude, car nous savons que nos âmes, nos coeurs, nos coupes et nos robes maculées n’ont rien à craindre de la poussière, de l’eau et du feu.

VIII
En ce monde, contente-toi d’avoir peu d’amis. Ne cherche pas à rendre durable la sympathie que tu peux éprouver pour quelqu’un. Avant de prendre la main d’un homme, demande-toi si elle ne te frappera pas, un jour.

IX
Autrefois, ce vase était un pauvre amant qui gémissait de l’indifférence d’une femme. L’anse, au col du vase… son bras qui entourait le cou de la bien aimée!

X
Qu’il est vil, ce cœur qui ne sait pas aimer, qui ne peut s’enivrer d’amour! Si tu n’aimes pas, comment peux-tu apprécier l’aveuglante lumière du soleil et la douce clarté de la lune?

XI
Toute ma jeunesse refleurit aujourd’hui! Du vin! Du vin! Que ses flammes m’embrasent! … Du vin! N’importe lequel… Je ne suis pas difficile. Le meilleur, croyez bien, je le trouverai amer, comme la vie!

XII
Tu sais que tu n’as aucun pouvoir sur ta destinée. Pourquoi l’incertitude du lendemain te cause-t-elle de l’anxiété? Si tu es un sage, profite du moment actuel. L’avenir? Que t’apportera-t-il?

XIII
Voici la saison ineffable, la saison de l’espérance, la saison où les âmes impatientes de s’épanouir recherchent les solitudes parfumées. Chaque fleur, est-ce la main blanche de Moïse? Chaque brise, est-ce l’haleine de Jésus?

XIV
Il ne marche pas fermement sur la Route, l’homme qui n’a pas cueilli le fruit de la Vérité. S’il a pu le ravir à l’arbre de la Science, il sait que les jours écoulés et les jours à venir ne diffèrent en rien du premier jour décevant de la Création.

XV
Au delà de la Terre, au delà de l’Infini, je cherchais à voir le Ciel et l’Enfer. Une voix solennelle m’a dit: « Le Ciel et l’Enfer sont en toi. »

XVI
Rien ne m’intéresse plus. Lève-toi, pour me verser du vin! Ce soir, ta bouche est la plus belle rose de l’univers… Du vin! Qu’il soit vermeil comme tes joues, et que mes remords soient aussi légers que tes boucles!

XVII
La brise du printemps rafraîchit le visage des roses. Dans l’ombre bleue du jardin, elle caresse aussi le visage de ma bien aimée. Malgré le bonheur que nous avons eu, j’oublie notre passé. La douceur d’Aujourd’hui est si impérieuse!

XVIII
Longtemps encore, chercherai-je à combler de pierres l’Océan? Je n’ai que mépris pour les libertins et les dévots. Khayyâm, qui peut affirmer que tu iras au Ciel ou dans l’Enfer? D’abord, qu’entendons-nous par ces mots? Connais-tu un voyageur qui ait visité ces contrées singulières?

XIX
Buveur, urne immense, j’ignore qui t’a façonné! Je sais, seulement, que tu es capable de contenir trois mesures de vin, et que la Mort te brisera, un jour. Alors, je me demanderai plus longtemps pourquoi tu as été créé, pourquoi tu as été heureux et pourquoi tu n’es que poussière.

XX
Aussi rapides que l’eau du fleuve ou le vent du désert, nos jours s’enfuient. Deux jours, cependant, me laissent indifférent: celui qui est parti hier et celui qui arrivera demain.

XXI
Quand suis-je né? Quand mourrai-je? Aucun homme ne peut évoquer le jour de sa naissance et désigner celui de sa mort. Viens, ma souple bien-aimée! Je veux demander à l’ivresse de me faire oublier que nous ne saurons jamais.

XXII
Khayyâm, qui cousait les tentes de la Sagesse, tomba dans le brasier de la Douleur et fut réduit en cendre. L’ange Azraël a coupé les cordes de sa tente. La Mort a vendu sa gloire pour une chanson.

XXIII
Pourquoi t’affliges-tu, Khayyâm, d’avoir commis tant de fautes! Ta tristesse est inutile. Après la mort, il y a le néant ou la Miséricorde.

XXIV
Dans les monastères, les synagogues et les mosquées se réfugient les faibles que l’Enfer épouvante. L’homme qui connaît la grandeur d’Allah ne sème pas dans son coeur les mauvaises graines de la terreur et de l’imploration.

XXV
Au printemps, je vais quelquefois m’asscoir à la lisière d’un champ fleuri. Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut. Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien.

XXVI
Le vaste monde: un grain de poussière dans l’espace. Toute la science des hommes: des mots. Les peuples, les bêtes et les fleurs des sept climats: des ombres. Le résultat de ta méditation perpétuelle: rien.

XXVII
Admettons que tu aies résolu l’énigme de la création. Quel est ton destin? Admettons que tu aies pu dépouiller de toutes ses robes la Vérité. Quel est ton destin? Admettons que tu aies vécu cent ans, heureux, et que tu vives cent ans encore. Quel est ton destin?

XXVIII
Pénètre-toi bien de ceci: un jour, ton âme tombera de ton corps, et tu seras poussé derrière le voile qui flotte entre l’univers et l’inconnaissable. En attendant, sois heureux! Tu ne sais pas d’où tu viens. Tu ne sais pas où tu vas.

XXIX
Les savants et les sages les plus illustres ont cheminé dans les ténèbres de l’ignorance. Pourtant, ils étaient les flambeaux de leur époque. Ce qu’ils ont fait? Ils ont prononcé quelques phrases confuses, et ils se sont endormis.

XXX
Mon coeur m’a dit: « Je veux savoir, je veux connaitre! Instruis-moi, Khayyâm, toi qui as tant travaillé! » J’ai prononcé la première lettre de l’alphabet, et mon cœur m’a dit: « Maintenant, je sais. Un est le premier chiffre du nombre qui ne finit pas…

XXXI
Personne ne peut comprendre ce qui est mystérieux. Personne n’est capable de voir ce qui se cache sous les apparences. Toutes nos demeures sont provisoires, sauf notre dernière: la terre. Bois du vin! Trêve de discours superflus!

XXXII
La vie n’est qu’un jeu monotone où tu es sûr de gagner deux lots: la douleur et la mort. Heureux, l’enfant qui a expiré le jour de sa naissance! Plus heureux, celui qui n’est pas venu au monde!

XXXIII
Ne cherche aucun ami dans cette foire que tu traverses. Ne cherche pas, non plus, un abri sûr. D’une âme ferme, accueille la douleur, et ne songe pas à te procurer un remède que tu ne trouveras pas. Dans l’infortune, souris. Ne demande à personne de te sourire. Tu perdrais ton temps.

XXXIV
La Roue tourne, insoucieuse des calculs des savants. Renonce à t’efforcer vainement de dénombrer les astres. Médite plutôt sur cette certitude: tu dois mourir, tu ne rêveras plus, et les vers de la tombe ou les chiens errants dévoreront ton cadavre.

XXXV
J’avais sommeil. La Sagesse me dit: « Les roses du Bonheur ne parfument jamais le sommeil. Au lieu de t’abandonner à ce frère de la Mort, bois du vin. Tu as l’éternité pour dormir. »

XXXVI
Le créateur de l’univers et des étoiles s’est vraiment surpassé lorsqu’il a créé la douleur! Lèvres pareilles au rubis, chevelures embaumées, combien êtes-vous dans la terre?

XXXVII
Je ne peux apercevoir le Ciel. J’ai trop de larmes dans les yeux! Les brasiers de l’Enfer ne sont qu’une infime étincelle, si je les compare aux flammes qui me dévorent. Le Paradis, pour moi, c’est un instant de paix.

XXXVIII
Sommeil sur la terre. Sommeil sous la terre. Sur la terre, sous la terre, des corps étendus. Néant partout. Désert du néant. Des hommes arrivent. D’autres s’en vont.

XXXIX
Vieux monde que traverse, au galop, le cheval blanc et noir du Jour et de la Nuit, tu es le triste palais où cent Djemchids ont rêvé de gloire, où cent Bahrâms ont rêvé d’amour, et se sont réveillés en pleurant.

XL
Le vent du sud a flétri la rose dont le rossignol chantait les louanges. Faut-il pleurer sur elle ou sur nous? Quand la Mort aura flétri nos joues, d’autres roses s’épanouiront.

XLI
Oublie que tu devais être récompensé hier et que tu ne l’as pas été. Sois heureux. Ne regrette rien. N’attends rien. Ce qui doit t’arriver est écrit dans le Livre que feuillette, au hasard, le vent de l’Éternité.

XLII
Lorsque j’entends disserter sur les joies réservées aux Élus, je me contente de dire: « Je n’ai confiance que dans le vin. De l’argent comptant, et non des promesses! Le bruit des tambours ne plait qu’à distance… »

XLIII
Bois du vin! Tu recevras de la vie éternelle. Le vin est le seul philtre qui puisse te rendre ta jeunesse. Divine saison des roses, du vin et des arnis sincères! Jouis de cet instant fugitif qu’est la vie.

XLIV
BOIS du vin, car tu dormiras longtemps sous la terre, sans ami, sans femme. Je te confle un secret: les tulipes fanées ne refleurissent pas.

XLV
Tout bas, l’argile disait au potier qui la pétrissait: « Considère que j’ai été comme toi… Ne me brutalise pas! »

XLVI
Potier, si tu es perspicace, garde-toi de meurtrir la glaise dont fut pétri Adam! Je vois sur ton tour la main de Féridoun, le coeur de Khosrou… Qu’as-tu fait!

XLVII
Le coquelicot puise sa pourpre dans le sang d’un empereur enseveli. La Colette naît du grain de beauté qui étoilait le visage d’un adolescent.

XLVIII
Depuis des myriades de siècles, il y a des aurores et des crépuscules. Depuis des myriades de siècles, les astres font leur ronde. Foule la terre avec précaution, car cette petite mo
uand la brise du matin entr’ouvre les roses et leur chuchote que les violettes ont déjà déplié leurs robes, seul est digne de vivre celui qui regarde dormir une souple jeune Elle, saisit sa coupe, la vide, puis la jette.
Dans une taverne, je demandais à un vieux sage de me renseigner sur ceux qui sont partis. Il m’a répondu: « Ils ne reviendront pas. C’est tout ce que je sais. Bois du vin! »

CXIV
Regarde! Écoute! Une rose tremble dans la brise. Un rossignol lui chante un hymne passionné. Un nuage s’est arrêté. Buvons du vin! Oublions que cette brise effeuillera la rose, emportera le chant du rossignol et ce nuage qui nous donne une ombre si précieuse.

CXV
Cette voûte céleste sous laquelle nous errons, je la compare à une lanterne magique dont le soleil est la lampe. Et le monde est le rideau où passent nos images.

CXVI
Une rose disait: « Je suis la merveille de l’univers. Vraiment, un parfumeur aura-t-il le courage de me faire souffrir? » Un rossignol chanta: « Un jour de bonheur prépare un an de larmes. »

CXVII
Ce soir ou demain, tu ne seras plus. Il est temps que tu demandes du vin, couleur de rose. Insensé, te compares-tu à un trésor, et crois-tu que des voleurs méditent déjà d’ouvrir ton sépulcre et d’emporter ton cadavre?

CXVIII
Sultan, ta destinée glorieuse était écrite dans les constellations où flamboie le nom de Khosrou! Depuis le commencement des âges, ton cheval, aux sabots d’or, bondissait parmi les astres. Quand tu passes, un tourbillon d’étincelles te dérobe à notre vue.

CXIX
L’amour qui ne ravage pas n’est pas l’amour. Un tison répand-il la chaleur d’un brasier? Nuit et jour, durant toute sa vie, le véritable amant se consume de douleur et de joie.

CXX
Tu peux sonder la nuit qui nous entoure. Tu peux foncer sur cette nuit… Tu n’en sortiras pas. Adam et Ève, qu’il a dû être atroce, votre premier baiser, puisque vous nous avez créés désespérés!

CXXI
Les étoiles laissent tomber leurs pétales d’or. Je me demande pourquoi mon jardin n’en est pas déjà tapissé. Comme le ciel répand ses fleurs sur la terre, je verse dans ma coupe noire du vin rose.

CXXII
Je bois du vin comme la racine du saule boit l’onde claire du torrent. Allah seul est Allah. Allah seul sait tout, dis-tu? Quand il m’a créé, il savait que je croirais au vin. Si je m’abstenais de boire, la science d’Allah serait en défaut.

CXXIII
Le vin, seul, te délivrera de tes soucis. Le vin, seul, t’empêchera d’hésiter entre les soixante-douze sectes. Ne te détourne pas du magicien qui a le pouvoir de te transporter dans la contrée de l’oubli.

CXXIV
Chaque matin, la rosée accable les tulipes, les jacinthes et les violettes, mais le soleil les délivre de leur brillant fardeau. Chaque matin, mon coeur est plus lourd dans ma poitrine, mais ton regard le délivre de sa tristesse.

CXXV
Si tu veux avoir la magnifique solitude des étoiles et des fleurs, romps avec tous les hommes, avec toutes les femmes. Ne chemine près de personne. Ne te penche sur aucune douleur. Ne participe à aucune fête.

CXXVI
Le vin a la couleur des roses. Le vin n’est peut-être pas le sang de la vigne, mais celui des roses. Cette coupe n’est peut-être pas du cristal, mais de l’azur figé. La nuit n’est peut-être que la paupière du jour.

CXXVII
Le vin procure aux sens une ivresse pareille à celle des Élus. Il nous rend notre jeunesse, il nous rend ce que nous avons perdu et il nous donne ce que nous désirons. Il nous brûle comme un torrent de feu, mais il peut aussi changer notre tristesse en eau rafraîchissante.

CXXVIII
Referme ton Koran. Pense librement, et regarde librement le ciel et la terre. Au pauvre qui passe, donne la moitié de ce que tu possèdes. Pardonne à tous les coupables. Ne contriste personne. Et cache-toi pour sourire.

CXXIX
Que l’homme est faible! Que le Destin est inéluctable! Nous faisons des serments que nous ne tenons pas, et notre honte nous est indifférente. Moi-même, j’agis souvent comme un insensé. Mais, j’ai l’excuse d’être ivre d’amour.

CXXX
Homme, puisque ce monde est un mirage, pourquoi te désespères-tu, pourquoi penses-tu sans cesse à ta misérable condition? Abandonne ton âme à la fantaisie des heures. Ta destinée est écrite. Aucune rature ne la modifira.

CXXXI
Cette buée autour de cette rose, est-ce une volute de son parfum ou le fragile rempart que la brume lui a laissé? Ta chevelure sur ton visage, est-ce encore de la nuit que ton regard va dissiper? Réveille-toi, bien-aimée! Le soleil dore nos coupes. Buvons!

CXXXII
Prends la résolution de ne plus contempler le ciel. Entoure-toi de belles jeunes filles et caresse-les. Tu hésites? Tu as encore envie de supplier Allah? Avant toi, des hommes ont prononcé de ferventes prières. Ils sont partis, et tu ignores si Allah les a entendus.

CXXXIII
L’aurore! Bonheur et pureté! Un immense rubis scintille dans chaque coupe. Prends ces deux branches de santal. Transforme celle-ci en luth, et embrase l’autre pour qu’elle nous parfume.

CXXXIV
Las d’interroger vainement les hommes et les livres, j’ai voulu questionner l’urne. J’ai posé mes lèvres sur ses lèvres, et j’ai murmuré: « Quand je serai mort, où iraije? », Elle m’a répondu: « Bois à ma bouche. Bois longtemps. Tu ne reviendras jamais ici-bas. »

CXXXV
Si tu es ivre, Khayyâm, sois heureux. Si tu contemples ta bien-aimée aux joues de rose, sois heureux. Si tu rêves que tu n’existes plus, sois heureux, puisque la mort est le néant.

CXXXVI
Je raversais l’atelier désert d’un potier. Il y avait au moins deux mille urnes, qui parlaient tout bas. Soudain, l’une d’elles cria: « Silence! Permettez à ce passant d’évoquer les potiers et les acheteurs que nous étions… »

CXXXVII
Vous dites que le vin est le seul baume? Apportez-moi tout le vin de l’univers! Mon cœur a tant de blessures… Tout le vin de l’univers, et que mon cœur garde ses blessures!

CXXXVIII
Quelle âme légère, celle du vin! Potiers, pour cette âme légère, faites aux urnes des parois bien lisses! Ciseleurs de coupes, arrondissez-les avec amour, afin que cette âme voluptueuse puisse doucement se caresser à de l’azur!

CXXXIX
Ignorant qui te crois savant, je te regarde suffoquer entre l’infni du passé et l’infini de l’avenir. Tu voudrais planter une borne entre ces deux infinis et t’y jucher… Va plutôt t’asseoir sous un arbre, près d’un flacon de vin qui te fera oublier ton impuissance.

CXL
Une autre aurore! Comme chaque matin, je découvre la splendeur du monde et je m’affige de ne pouvoir remercier son créateur. Mais, tant de roses me consolent, tant de lèvres s’offrent aux miennes! Laisse ton luth, ma bien-aimée, puisque les oiseaux se mettent à chanter.

CXLI
Contente-toi de savoir que tout est mystère: la création du monde et la tienne, la destinée du monde et la tienne. Souris à ces mystères comme à un danger que tu mépriserais. Ne crois pas que tu sauras quelque chose quand tu auras franchi la porte de la Mort. Paix à l’homme dans le noir silence de l’Au-Delà!

CXLII
Au milieu de la prairie verte, l’ombre de cet arbre ressemble à une île. Passant, reste où tu es, là-bas! Entre la route que tu suis et cette ombre qui tourne lentement, il y a peutêtre un abime infranchissable.

CXLIII
Que ferai-je, aujourd’hui? Irai-je à la taverne? Irai-je m’asseoir dans un jardin, ou me pencherai-je sur un livre? Un oiseau passe. Où vat-il? Je l’ai déjà perdu de vue. Ivresse d’un oiseau dans l’azur torride! Mélancolie d’un homme dans l’ombre fraîche d’une mosquée!

CXLIV
Un peu plus de vin, ma bien-aimée! Tes joues n’ont pas encore l’éclat des roses. Un peu plus de tristesse, Khayyâm! Ta bien-aimée va te sourire.

CXLV
Notre univers est une tonnelle de roses. Nos visiteurs sont les papillons. Nos musiciens sont les rossignols. Quand il n’y a plus ni roses, ni feuilles, les étoiles sont mes roses et ta chevelure est ma forêt.

CXLVI
Serviteurs, n’apportez pas les lampes puisque mes convives, exténués, se sont endormi. J’y vois suffisamment pour distinguer leur pâleur. Étendus et froids, ils seront ainsi dans la nuit du tombeau. N’apportez pas les lampes, car il n’y a pas d’aube chez les morts.

CXLVII
Quand tu chancelles sous le poids de la douleur, quand tu n’as plus de larmes, pense à la verdure qui miroite après la pluie. Quand la splendeur du jour t’exaspère, quand tu souhaites qu’une nuit défnitive s’abatte sur le monde, pense au réveil d’un enfant.

CXLVIII
Je dissimule ma tristesse, puisque les oiseaux blessés se cachent pour mourir. Du vin! Écoutez mes plaisanteries! Du vin, des roses, des chants de luth et ton indifférence à ma tristesse, bien-aimée!

CXLIX
Seigneur, tu as placé mille pièges invisibles sur la route que nous suivons, et tu as dit: « Malheur à ceux qui ne les éviteront pas! » Tu vois tout, tu sais tout. Rien n’arrive sans ta permlssion. Sommes-nous responsables de nos fautes? Peux-tu me reprocher ma révolte?

CL
J’ai beaucoup appris et j’ai beaucoup oublié aussi, volontairement. Dans ma mémoire, chaque chose était à sa place. Par exemple, ce qui était à droite ne pouvait aller à gauche. Je n’ai connu la paix que le jour où j’ai tout rejeté avec mépris. J’avais enfin compris qu’il est impossible d’affirmer ou de nier.

CLI
J’ai eu des maitres éminents. Je me suis réjoui de mes progrès, de mes triomphes. Quand j’évoque le savant que j’étais, je le compare à l’eau qui prend la forme du vase et à la fumée que le vent dissipe.

CLII
Pour le sage, la tristesse et la joie se ressemblent, le bien et le mal aussi. Pour le sage, tout ce qui a commencé doit finir. Alors, demande-toi si tu as raison de te réjouir de ce bonheur qui t’arrive, ou de te désoler de ce malheur que tu n’attendais pas.

CLIII
Puisque notre sort, ici-bas, est de souffrir puis de mourir, ne devons-nous pas souhaiter de rendre le plus tôt possible à la terre notre corps misérable? Et notre âme, qu’Allah attend pour la juger selon ses mérites, dites-vous? Je vous répondrai là-dessus, quand j’aurai été renseigné par quelqu’un revenant de chez les morts.

CLIV
Derviche, dépouille-toi de cette robe peinte dont tu es si fier et que tu n’avais pas à ta naissance! Endosse le manteau de la Pauvreté. Les passants ne te salueront pas, mais tu entendras chanter dans ton coeur tous les séraphins du ciel.

Ivre ou altéré, je ne cherche qu’à dormir. J’ai renonce à savoir ce qui est bien, ce qui est mal. Pour moi, le bonheur et la douleur se ressemblent. Quand un bonheur m’arrive, je ne lui accorde qu’une petite place, car je sais qu’une douleur le suit.

CLVI
On ne peut incendier la mer, ni convaincre l’homme que le bonheur est dangereux. Il sait, pourtant, que le moindre choc est fatal à l’urne pleine et laisse intacte l’urne.

CLVII
Regarde autour de toi. Tu ne verras qu’afflictions, angoisses et désespoirs. Tes meilleurs amis sont morts. La tristesse est ta seule compagne. Mais, relève la tête! Ouvre tes mains! Saisis ce que tu désires et ce que tu peux atteindre. Le passé est un cadavre que tu dois enterrer.

CLVIII
Je regarde ce cavalier qui s’éloigne dans la brume du soir. Traversera-t-il des forêts ou des plaines incultes? Où va-t-il? Je ne sais. Demain, serai-je étendu sur la terre ou sous la terre? Je ne sais.

CLIX
« Allah est grand! » Ce cri du moueddin ressemble à une immense plainte. Cinq fois par jour, est-ce la Terre qui gémit vers son créateur indifférent?

CLX
Le Ramazan’ est fini. Corps épuisés, âmes fanées, la joie revient! Les conteurs savent des histoires nouvelles. Les porteurs de vin, les marchands de rêves lancent leurs appels. Mais je n’entends pas celui qui me rendra la vie, celui de ma bien-aimée.

CLXI
Regarde ce ruisseau qui brille dans ce jardin. Comme moi, décide que tu vois le Kaouçar et que tu es dans le Paradis. Va chercher ton amie au visage de rose.

CLXII
Tu ne vois que les apparences des choses et des êtres. Tu te rends compte de ton ignorance, mais tu ne veux pas renoncer à aimer. Apprends qu’Allah nous a donné l’amour comme il a rendu certaines plantes vénéneuses.

CLXIII
Tu es malheureux? Ne pense pas à ta douleur, et tu ne souffriras pas. Si ta peine est trop violente, songe à tous les hommes qui ont souffert inutilement depuis la création du monde. Choisis une femme aux seins de neige, et garde-toi de l’aimer. Qu’elle soit, aussi, incapable de t’aimer.

CLXIV
Pauvre homme, tu ne sauras jamais rien.. Tu n’élucideras jamais un seul des mystères qui nous entourent. Puisque les religions te promettent le Paradis, aie soin de t’en créer un sur cette terre, car l’autre n’existe peut-être pas.

CLXV
Lampes qui s’éteignent, espoirs qui s’allument. Aurore. Lampes qui s’allument, espoirs qui s’éteignent. Nuit.

CLXVI
Tous les royaumes pour une coupe de vin précieux! Tous les livres et toute la science des hommes pour une suave odeur de vin! Tous les hymnes d’amour pour la chanson du vin qui coule! Toute la gloire de Féridoun pour ce chatoiement sur cette urne!

CLXVII
J’ai reçu le coup que j’attendais. Ma bien-aimée m’a abandonné. Quand je l’avais, il m’était facile de mépriser l’amour et d’exalter tous les renoncements. Près de ta bien-aimée, Khayyâm, comme tu étais seul! Vois-tu, elle est partie pour que tu puis ses te réfugier en elle.

CLXVIII
Seigneur, tu as brisé ma joie! Seigneur, tu as élevé une muraille entre mon coeur et son coeur! Ma belle vendange, tu l’as piétinée. Je vais mourir, mais tu chancelles, enivré!

CLXIX
Silence, ma douleur! Laisse-moi chercher un remède. Il faut que je vive, car les morts n’ont plus de mémoire. Et je veux revoir sans cesse ma bien-aimée!

CLXX
Luths, parfums et coupes, lèvres, chevelures et longs yeux, jouets que le Temps détruit, jouets! Austérité, solitude et labeur, méditation, prière et renoncement, cendres que le Temps écrase, cendres!

(Traduits par Franz Toussaint, Paris, L’Édition d’art H. Piazza)


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